« Calais est une sorte de zone grise juridique »

Les Dreamers. Quelles sont les missions de Human Rights Observers ?
Pablo : Nous documentons au maximum les violences policières, nous menons des actions en justice, nous dénonçons sur les réseaux sociaux et à travers des projets de plaidoyer dans le but d’y mettre fin. Une grosse partie de notre travail, c’est la documentation sur les expulsions. A Calais, il y a en moyenne une expulsion toutes les 48 heures et il arrive qu’il y en ait toutes les 24 heures. À Grande-Synthe, cela se passe un peu différemment. Les expulsions ont lieu en moyenne une fois par semaine.
On communique un numéro de téléphone aux personnes exilées pendant nos maraudes avec lequel elles peuvent nous joindre en cas de violence policière. On relève également les témoignages des exilés et on partage sur les réseaux. On transmet également nos infos aux autres associations comme l’Observatoire des expulsions.
Une de vos missions est de dénoncer les « violences d’État ». Qu’entendez-vous par là ?
Pablo : Une violence d’État est une violence organisée et mise en place dans le cadre de la politique menée par le gouvernement. Par exemple, on considère que les expulsions sont des violences d’État. À partir du moment où ça sort des missions qui ont été attribuées aux policiers, par exemple un coup porté à une personnes exilées, ce n’est pas dans leurs missions, on considère que c’est une violence individuelle.
Pauline : Une violence d’État, c’est un système, une organisation. Par exemple, le harcèlement de la police aux frontières qui stationne devant la gare et arrête au hasard des personnes exilées, c’est un système. C’est aussi le harcèlement des expulsions toutes les 24 heures. La violence d’État, c’est l’organisation entre les Britanniques et les Français pour mener le harcèlement des exilés à la frontière franco-britannique. Ça c’est étatique. La violence policière, ce peut être une brigade, un membre des forces de l’ordre qui, en civil ou en uniforme, va commettre une violence physique ou psychologique, un abus de pouvoir et utiliser son statut de policier, son uniforme pour attaquer des personnes exilées, qui n’ont pas le moyen de se défendre.
Adam : Calais est une sorte de zone grise juridique. On se retrouve dans une situation où l’État joue avec sa propre loi pour la détourner.
Que fait la mairie ?
Pauline : La mairie, c’est un peu le bras armé décisionnel de l’État. Par exemple, les arrêtés municipaux contre la distribution de nourriture demandés par la maire de Calais, Natacha Bouchart. Même si la justice a retoqué la décision du conseil municipal en affirmant que ce n’est pas de son ressort, la maire a tout de même fait appel au gouvernement. C’est pourquoi on considère que ce sont des violences d’État, il y a une organisation entre le local et le national.
Pablo : Ils font absolument tout pour rendre le territoire hostile aux exilés.
Adam : Vous remarquerez quand vous arrivez à Calais que tous les dessous de ponts sont grillagés.
Pauline : Ils ont installé des rochers pour empêcher les associations d’accéder à un lieu de vie des exilés. Ils ont déboisé pour que les gens n’aient pas de protection. En fait, ce sont perpétuellement des politiques de harcèlement et des violences d’État d’un système organisé contre les personnes exilées et que nous essayons de dénoncer.
L’hypocrisie et la violence ont été encore plus mises en lumière avec la situation ukrainienne. Les Ukrainiens ont été accueillis à bras ouverts par la maire de Calais Natacha Bouchart qui se bat actuellement en faisant des accords avec le maire de Nice, Christian Estrosi, en étant dans les petits papiers du ministre de l’intérieur Gérard Darmanin, afin de supprimer les distributions de nourriture. Elle ouvre des centres d’accueil pour les Ukrainiens et les accueille à bras ouverts. C’est une illustration parfaite du racisme d’État.
Comment se passent vos journées ?
Pablo : Tout notre planning s’organise autour des expulsions. En général, vers 7h du matin, par binômes, on va vérifier s’il y aura des expulsions ou pas. A 7h45, on va vérifier devant le commissariat si le convoi se prépare. S’il y a des expulsions avec bus, on va être sur place dès 6h, c’est comme les perquisitions, c’est au lever du soleil. En parallèle, on a un énorme travail de gestion des données effectué par nos bénévoles. On va sur le terrain, sur les lieux de vie, pour aller à la rencontre des exilés où l’on mène un travail d’information et de prévention. On explique aux exilés les expulsions, les actions de la police et on essaie de recueillir des témoignages. A Calais nous rencontrons beaucoup d’hommes seuls et à Grande-Synthe ce sont plutôt des familles. On échange avec eux en anglais, on peut faire appel à des traducteurs qui travaillent en partenariat avec la Croix-Rouge ou Médecins sans frontières. On essaie de créer un lien avec les exilés et de leur communiquer des informations utiles. On a aussi des tâches de bureau. Les exilés que nous rencontrons témoignent parfois, ils expriment leur incompréhension et leur colère. Peu informés, ils ont découvert les difficultés en France à leur dépend. Il y a un cercle vicieux. Les personnes qui ont traversé la Manche ne veulent pas inquiéter leur famille et ne racontent pas tout sur leur voyage. Et il y a l’image de la France dans le monde, qui se dit garant des droits de l’Homme. Il y a un énorme décalage entre l’image internationale de la France et la réalité du terrain. La France prône les droits de l’Homme jusqu’à ce que les droits de l’Homme viennent toquer à sa porte.
Sur quelles bases légales reposent les expulsions ?
Léa : Il y a deux types, parfois trois types d’expulsion à Calais. Tout d’abord, la flagrance qui est une notion de droit pénal, les ordonnances sur requête, et plus rarement les référés mesures-utiles. Pour la flagrance, les exilés ont 48h pour partir. Le problème c’est qu’on peut très bien expulser tous les jours sur la base de la flagrance parce qu’il n’y a pas de règle spécifique en droit français concernant les règles de procédures d’expulsion. Et il n’y en a pas parce que ce n’est pas légal. Cela fait partie de nos arguments : utiliser une notion de droit pénal, comme la flagrance, qui est utilisée pour les enquêtes pénales, pour des expulsions de terrain, cela n’a aucun sens juridique. C’est ce qu’on essaie de démontrer. Nous faisons un peu de contentieux. Ces quatre derniers mois nous avons reçu trois décisions. Pour l’une d’elles, on remettait en cause la légitimité du préfet pour mettre en place et coordonner une mise à l’abri. Pour une autre, on a reçu la décision pour les contraventions contre les bénévoles pendant la période Covid et on a reçu la décision pour un contentieux qu’on avait mené contre une mesure d’expulsion à Grande-Synthe. Pour la mise à l’abri forcée par exemple qui a eu lieu en 2020, où il y a eu des destructions et où on a forcé les gens à monter dans les bus à la demande du préfet sur la base de la flagrance alors qu’habituellement c’est toujours sur une ordonnance sur requête. On a remis en cause la base légale de la flagrance pour une opération de grande envergure et la compétence du préfet à prendre ce type de décision. Nous disions que ce n’était pas au préfet de prendre cette décision, seul un procureur via une ordonnance sur requête peut décider d’une expulsion avec les bus.
Pablo : On a perdu un contentieux pour une affaire concernant des personnes exilées qui étaient sur des campements à Grande-Synthe expulsées en octobre 2021. Avec le soutien d’HRO et de Utopia 56, elles sont allées en justice pour attaquer la légalité des expulsions. Mais finalement, ces personnes n’ont pas voulu se rendre directement tribunal. C’est compréhensible, elles n’avaient pas envie de se mettre à « disposition » de la police. Du coup, on a perdu le contentieux parce qu’on n’arrivait pas à prouver que les personnes requérantes étaient bien sur les lieux au moment des expulsions. Nous n’avions pas de preuve directement de leur présence.
Pauline : Pour les flagrances, il n’y a pas de mise à disposition des bus pour aller dans les centres de mise à l’abri. Seulement quand ce sont de grosses expulsions avec ordonnance sur requête que les autorités font appel aux bus. Ce qui arrive environ une fois par mois à Calais.
La négociation avec les autorités fait-elle aussi partie de votre mission ?
Pablo : On essaie. Tous les mois, on envoie notre lettre mensuelle aux autorités : la préfecture, la sous-préfecture, le ministère de l’intérieur. Il y a parfois des réunions avec les autorités à Calais mais on ne peut pas dire qu’on soit dans une dynamique de négociation avec eux.
Pauline : avant HRO se rendait aux réunions de la sous-préfecture. Mais très vite, on s’est aperçu qu’on était dans un dialogue de sourd. Lorsqu’on leur donnait le relevé des besoins, ils n’écoutaient pas.
Quel est l’impact des accords entre la France et le Royaume-Uni sur les exilés ?
Pablo : Le Brexit n’a rien changé puisque ce sont des accords bilatéraux. Ce qu’il y a de nouveau, c’est le projet du gouvernement britannique d’expulser les exilés vers le Rwanda. Cela génère beaucoup de stress chez les exilés que l’on rencontre à Calais.
Pauline : Depuis le Brexit, le Royaume-Uni ne fait plus parti du système Eurodac, le fichier européen des personnes exilées. Techniquement, quand les exilés arrivent en Europe, leurs empreintes sont relevées dans le premier pays qui les reçoit, ce qui fait tout reposer sur la Grèce, l’Italie et l’Espagne. Le Royaume-Uni n’a plus accès à ces informations. Du coup, Londres essaie de renégocier des accords bilatéraux avec chaque pays pour avoir accès au fichier.
Camille Couture
En bref
Human Rights Observers
Le projet est né à la demande de plusieurs personnes exilées, qui notaient moins de violence en présence des associations sur le terrain lors des interventions de police, en 2018-2019. Depuis 2019, l’Auberge des migrants a repris et finance le projet. En revanche, HRO a une gestion complètement indépendante. HRO aura prochainement deux salariés, une juriste et une coordinatrice générale. Depuis un an, quatre coordinateurs, deux de terrain, un coordinateur communication-plaidoyer et un autre juridique contribuent au projet avec quatre bénévoles.

