D’où vient cette idée de “Grand remplacement”?

Mais qui a dit que les Français allaient être remplacés par d'autres peuples ?

On retrouve cette idée au XIXe, début du XXe siècle chez les nationalistes antisémites Edouard Drumont et Maurice Barrès. Elle s’ancre dans une vision substantialiste de la France. L’expression «grand remplacement» vient de l’écrivain Renaud Camus dans son ouvrage éponyme publié en 2011 suite à un discours politique tenu en novembre 2010 à Lunel dans l’Hérault. Cette idée a une triste notoriété puisqu’elle inspire l’extrême-droite française et se répand dans le monde. L’un des terroristes de l’attentat de la mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande en 2019 s’est réclamé de l’ouvrage.

Renaud Camus, né en 1946, a publié chez POL et chez Fayard, il a un certain talent d’écrivain. Malheureusement depuis les années 2000, il se distingue surtout par son goût de la provocation et ses écrits antisémites. Il avait par exemple relevé le nombre de journalistes juifs travaillant à France Culture dans Campagne de France. Il s’est également présenté aux élections présidentielles en 2012 et 2017.

Alors le grand remplacement qu’est-e que c’est ? Pour résumer, il considère qu’« un peuple était là, stable, occupant le même territoire depuis quinze ou vingt siècles. Et tout à coup, très rapidement, en une ou deux générations, un ou plusieurs autres peuples se substituent à lui, il est remplacé, ce n’est plus lui. » Il a l’impression qu’il suffit de sortir dans la rue pour attester de ce phénomène. Il a le sentiment que la France est «en train de changer de peuple».

Or, en 2021, la population d’immigrés était de 7 millions sur les 67,6 millions de Français, soit 10,3%. C’est bien tout le problème avec l’extrême-droite, quels que soient les arguments rationnels qu’on lui soumet, elle balaie d’un revers de main tout ce qui ne cadre pas avec ses «impressions».

Il imagine un nombre de “clandestins” considérable et ces personnes auraient paradoxalement des “droits”.

Renaud Camus n’est pas un scientifique, ni un chercheur. Il n’emploie aucune méthodologie pour appuyer ses dires. Il témoigne uniquement de son sentiment comme il le dit lui-même mais cela ne décrit pas la réalité. Il est comme l’homme qui maintient que la terre est plate parce que c’est ce qu’il voit quand il sort de chez lui. C’est son impression. Et pourtant la terre est ronde et nous l’acceptons avec son explication scientifique. Renaud Camus, non, il est comme ceux qui ignorent les données, qui ne coïncident pas avec ses impressions.

Si les statistiques ne le convainquent pas, il n’y a rien d’étonnant de constater que les livres d’histoire non plus puisqu’il croit « que pendant quinze cents ans à peu près, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la France n’a connu pratiquement aucune immigration ». Il a répété cette vision à plusieurs occasions. On nous ment explique-t-il. Il y a bien eu quelques étrangers, mais pas tant que cela. Naïvement, on s’imaginait que puisqu’il était lettré, il prenait le temps de lire. Avec lui, point de Huns, de Wisigoths, de Vikings, de Saxons, de Francs, point d’Italiens, d’Allemands, de Flamands, point de marchands étrangers, de peintres et de comédiens venus d’ailleurs, point de guerres, point de demandeurs d’asile, point d’épidémies de peste, point de croisades, point de chasse des juifs d’Espagne. A le lire, la France n’a connu aucun soubresaut de l’Histoire.

Renaud Camus ne se remet pas d’une émission de télévision. Qu’a-t-il vu de si traumatisant ? Une femme, qui maîtrisait visiblement mal la langue française selon les appréciations de Renaud Camus, une femme qui portait le voile. A la télévision, que voit-on ? Une mise en scène de la télévision, non pour un public, non pour des citoyens, mais pour une cible afin de percevoir des recettes publicitaires donc, parce que c’est ainsi que la télévision fonctionne, et elle monte des mises en scène afin de faire le show. Elle invite une «femme voilée» face à un «Français passionné d’églises romanes». Et là Renaud Camus ne voit pas le piège. Renaud Camus pense assister à un débat réel (alors que la scène est tout de même surréaliste). Et cette femme lâchera une bombe : «Je suis aussi française que vous». Renaud Camus refuse. Juridiquement, peut-être, mais réellement non, cela ne se peut pas. Un « vrai » Français est celui qui peut sortir sans rougir son arbre généalogique. Tout cela est, selon cet auteur, de la faute de la Révolution française et de l’universalité. L’égalité, ce n’est pas trop son truc. Il s’inquiète d’être «grand remplacé» par des gens qu’il estime inférieur.

La rigueur intellectuelle non plus ce n’est pas sa spécialité puisqu’on passe d’un sujet à un autre, tout se mélange, le lecteur a du mal à le suivre. Il agrémente son texte de références littéraires, et de quelques citations imaginaires notamment une du président de la République algérienne Houari Boumédiène le 10 avril 1974 à l’ONU où il aurait annoncé une conquête de l’Europe : « Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère sud pour aller dans l’hémisphère nord. Et ils n’iront pas là-bas en tant qu’amis. Parce qu’ils iront là-bas pour le conquérir. Et ils le conquerront en le peuplant avec leurs fils. C’est le ventre de nos femmes qui nous donnera la victoire. » Cette citation est introuvable dans le discours à lire ici. Mais cette intox est largement répandue dans la fachosphère.

Ce blougiboulga intellectuel a malheureusement trouvé des amateurs. Renaud Camus invente une sorte de roman national plein de nostalgie et c’est probablement une des raisons du succès de son ouvrage. On est là comme dans un musée de province, parmi de grands hommes, il y a Montaigne et Corneille, De Gaulle et Pompidou où comme issus d’une même substance les hommes d’aujourd’hui hériteraient des qualités et du génie des hommes d’hier, par le sang.

Le XXIe siècle n’est pas celui de Renaud Camus, ni le XXe, ni le XIXe siècle d’ailleurs. Il n’est pas fait pour une époque où les hommes se sont libérés, où l’on peut voyager, se marier avec qui on veut (y compris une personne étrangère), une époque où l’on peut se réinventer, changer de métier. Il n’est pas fait pour une époque où l’on a intégré que chacun est l’égal de l’autre. Il décrit un univers de siècles révolus, un monde où la plupart des hommes et des femmes naissaient et mouraient là où ils étaient nés, où les mariages même étaient décidés et où l’on exerçait le métier de son père. Un monde où la «généalogie» n’était pas trop bousculée. Mais ce monde-là a disparu depuis longtemps. Et nul ne le regrette.

Enrica Sartori

Petite parenthèse sur le sujet de la naturalisation:
– Le terme nationalité apparaît dans le vocabulaire juridico-administratif au XIXe siècle.
Celui de naturalisation, en revanche, est signalé, dès 1566. Le verbe naturaliser, quant-à-lui, est plus ancien puisqu’on le trouve utilisé dès 1471 c’est à dire à l’extrême fin du Moyen-Âge.
En 1193, Philippe Auguste prend sous sa protection les marchands de la ville d’Ypres (Belgique) venant dans ses domaines. “Il précise, à cette occasion, qu’en cas de conflit ces derniers bénéficieront d’une protection de quarante jours pour qu’ils puissent quitter le domaine. Il est établi, également, que le roi agira avec eux de la même manière qu’avec ses bourgeois de Paris. De la sorte, le roi impose donc une égalité de traitement entre des individus d’origine étrangère et certaines catégories privilégiées.”
– Cette situation évolue encore sous le règne de Louis VIII. Dés 1225, ce dernier accorde un certain nombre d’avantages à des marchands originaires de la ville d’Asti en Italie.
De cette façon l’idée s’installe progressivement que tous ces étrangers doivent être soumis à la seule autorité du roi. C’est alors que se développe l’octroi d’une bourgeoisie personnelle qui va évoluer vers une véritable naturalisation.
– Dès le début des années 1340 le contenu des lettres de bourgeoisie se précise soulignant à plusieurs reprises le fait que les récipiendaires doivent dorénavant être considérés comme français.
Le recours à ces lettres de bourgeoisie et leur application à l’ensemble du royaume sont liées à la théorisation du droit du sol élaborée par les juristes médiévaux des XIIe et XIIIe siècles.
– Bref : Renaud Camus se trompe quand il affirme que la question de la naturalisation ne s’est posée qu’à partir des XIXe siècle.
Source : L’étranger en questions du Moyen Age à l’an 2000, sous la direction de Patrick Weil, Éditions Le Manuscrit.