Fin de l’innocence

Roman engagé, La Poule et son Cumin de Zineb Mekouar jette un regard pertinent sur le Maroc et la France d’aujourd’hui. Il est sélectionné pour le prix du Goncourt du premier roman.

Le roman de la jeune femme de 31 ans nous plonge dans deux univers, deux regards : celui de Kenza, une jeune femme marocaine issue d’une famille aisée promise à un bel avenir en France et celui de Fatiha, son amie d’enfance, la fille de la domestique de la maison, qui, à défaut de devenir médecin, s’investit dans son travail d’infirmière. D’un chapitre à l’autre, le rythme tient le lecteur et nous plonge dans le Maroc contemporain, ses traditions et ses contradictions. Fatiha attend un enfant d’un garçon de bonne famille qui ne veut plus d’elle, lequel pourrait se «ranger» avec Kenza… La vie est vraiment garce. C’est un monde où l’on boit des potions de sorcières, où l’on parle franco-arabe, où l’on fait des compromis pour conserver un peu de liberté individuelle. Les femmes cherchent à tâtons leur place, se plantent, tombent, se redressent. Zineb Mekouar porte un regard sans concession sur les relations humaines et les conditions sociales.

Au-delà de l’amitié, ce qui lie les deux jeunes femmes, c’est cette tension vers la liberté : disposer de leur corps, faire les études qu’elles souhaitent, épouser la personne de leur choix… Ces jeunes femmes, privilégiées ou non, se retrouvent dans un curieux no man’s land : elles aspirent à une liberté qui leur est sans cesse refusée. Il y a souvent un coup bas qui les attend quelque part. Elles découvrent le prix de la fin de l’innocence.

Par un effet de miroir, le roman nous renvoie également une image de la France et de ses difficultés à comprendre ce qui lui est étranger. Au début du récit, Kenza est de retour à Casablanca dans la maison familiale. Nous sommes en 2011 et elle vient de se faire éjecter par la République française à la fin de son visa étudiant. Au départ, elle était pleine de naïveté. Elle a vite déchanté. Elle aurait aimé rester, que n’aurait-elle donné pour avoir un passeport français et ne plus être à la merci d’un agent de la préfecture.

Elle a découvert un pays qu’à l’évidence elle idéalisait. Quelle surprise de se faire taxer de « beurette » par ses camarades de Sciences-Po ? Que de difficultés pour ne pas rentrer dans des débats caricaturaux sur le port du voile! En France, tout n’est question de représentation et de stéréotype. Difficile pour elle de s’y soustraire. Elle voulait pourtant rester neutre. « Ne pas choisir de clan. Ne pas décider ce que je pensais du voile, de leur islam, de leurs banlieues. Peut-être ne pouvons-nous jamais vraiment échapper à l’Histoire. Mon prénom, mon origine, ce sang qui coule en moi. L’Histoire m’embarque malgré moi. On a choisi pour moi et je fais partie des autres. Je ne l’aurais jamais cru.» Et pour finir, elle s’insurge. Pourquoi l’a-t-on formée à intégrer une grande école française? « Pourquoi voulait-on que j’aime la France, dès mon plus jeune âge, si on me dit de m’en aller ? »

A lire : La Poule et son Cumin, de Zineb Mekouar, éd. Lattès, 280 pages, 19 euros

Extrait

“Dans le métro, le ramadan apporte des affiches publicitaires, les drapeaux marocain, algérien et tunisien sont côte à côte. Kenza ne connaît rien aux deux autres pays. Ni leur réalité, ni leurs citoyens, ni leur histoire. En France, on parle pourtant de maghrébins comme si l’association allait de soi, comme si le tout était homogène, similaire. À chaque fois, elle hausse les épaules, agacée. Pourquoi n’apprend-on pas, ici, la différence entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie comme elle a appris, là-bas, les régions françaises ?”