Quel est votre parcours ?
En 1999, j’ai travaillé un an en Albanie avec l’ONG Handicap International, sur une mission d’accompagnement psychologique des personnes kosovars exilées du fait de la guerre. J’ai rapidement été confrontée à la question du traumatisme. Lors d’une mission au Kosovo, j’ai été amenée à prendre conscience des impacts psychologiques de la torture, de manière brutale et inattendu. Quand je suis rentrée en France, un an plus tard, j’ai travaillé dans un CADA à Chartres, un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile, et nombre de demandeurs d’asile avaient subi des actes de tortures. Je me sentais démunie en tant que psychologue pour proposer une prise en charge adaptée. J’ai finalement entamé une thèse en sociologie clinique sur le système torturant pour répondre aux questions que cette confrontation avec la violence extrême générait en moi, en tant que psychologue, en tant qu’être humain.
Quels sont les impacts des actes de tortures sur les réfugiés ?
La torture, en tant que tentative d’anéantissement intentionnelle d’un être humain, vient bouleverser le rapport à soi, aux autres et au monde, des personnes qui la subissent. Ces traces seront toujours variables d’un être à un autre.
Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressée aux effets de la torture sur du long terme, en intégrant une dimension socio-politique à leur analyse, et en proposant une approche socio-phénoménologique sur les mouvements d’être du sujet : quelles étaient leur possibilité d’être après la torture ? J’ai retrouvé d’anciens patients que j’avais accompagné en tant que psychologues des années auparavant, qui à la fin de l’accompagnement psychologique étaient dans un parcours de reconstruction très positif et un véritable mieux-être. Ces rencontres ont révélé l’empreinte durable de leur intranquilité, comme si toute relation humaine portait en elle de façon embryonnaire une relation de pouvoir susceptible de générer un lien totalitaire. Il restait par ailleurs la question de l’impunité des tortionnaires qui résonnait toujours comme une blessure.
Dans votre activité, quelles sont les difficultés rencontrées ?
La clinique de l’exil est une clinique exigeante dans laquelle les praticiens peuvent se sentir démunis : les troubles psychiques complexes, l’interculturalité, les difficultés sociales et juridiques qui s’immiscent dans le suivi, ou la question de la langue. Sur ce dernier point par exemple, les professionnels de la santé ne sont pas formés à travailler avec des interprètes. Certains cliniciens ont des a priori sur ce type de dispositif clinique. Pourtant la présence d’un interprète professionnel est non seulement indispensable mais s’avère d’une grande richesse clinique. Sur le centre Frantz Fanon, certains interprètes occupent une place de co-thérapeute. Ils sont impliqués au même titre que le psychologue dans le suivi du patient, la configuration thérapeute/interprète reste la même durant tout le suivi. Il s’agit là d’assumer le fait que travailler avec un interprète ou un autre aura une incidence sur le suivi, que l’interprète y appose sa couleur, c’est-à-dire sa manière d’être, sa propre compréhension, ses propres mots, et par là-même contribue au dispositif d’une manière unique. Cela implique bien sûr de systématiser après chaque consultation un temps d’échange avec l’interprète.
Une autre difficulté est le décalage entre l’ampleur des besoins de prises en charge psychologique, et le manque de moyens pour y répondre. De nombreux départements n’ont pas la chance d’avoir un lieu spécialisé, et quand bien même ces lieux existent, il peut y avoir des mois d’attente avant d’engager un suivi. Beaucoup renoncent. Ces prises en charge tardives ont des effets délétères, la dégradation de l’état psychologique des personnes bien sûr, mais également des incidences dramatiques sur la situation juridique des personnes, comme un refus de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) d’accorder une protection en raison de l’impossibilité de la personne de retracer son histoire de la façon dont il est attendu qu’elle le fasse. De manière précise, circonstancié et crédible. Je pense notamment aux personnes qui développent des troubles mnésiques, ou encore des troubles dissociatifs tels que leur discours est clivé, coupé des émotions. Leurs dires totalement désaffectivés peut les discréditer auprès de ceux qui instruisent leur demande d’asile, qui rejettent leur demande d’asile sous prétexte que «le récit semble avoir été appris par cœur».
Quelles solutions proposez-vous ?
Accompagner les professionnels de la santé sur la particularité de la clinique de l’exil ; développer des espaces ressources sur ces questions pour continuer encore et toujours de penser l’impensable, l’irreprésentable auquel nous sommes forcément confrontés dans cette clinique de la déshumanisation ; créer un système d’interprétariat gratuit lors de soins médicaux, sur le modèle du champ judiciaire ; harmoniser la formation des interprètes et les soutenir dans leur pratique professionnelle… Peut-être simplement penser l’accès aux soins psychiques des personnes exilées comme un devoir auquel il nous incombe de répondre rigoureusement.