«La fraternité se joue dans les villes»

Une tribune publiée la semaine dernière dans Le Monde révèle l’absurdité administrative qui pousse l’État français à expulser de jeunes majeurs dont il a financé pendant des années le parcours d’intégration. Un des signataires, Etienne Fillol, adjoint au maire en charge des Solidarités et vice-président du Centre communal d’action sociale (CCAS) à Alfortville dans le Val-de-Marne (94), explique la situation des jeunes mineurs isolés et le rôle que peuvent jouer les villes dans l’intégration des étrangers.
Les Dreamers. Pourquoi cette tribune publiée dans Le Monde jeudi dernier au sujet des jeunes majeurs étrangers ?
 
Etienne Fillol. La tribune qui a été publiée jeudi 21 octobre dans

Le Monde concerne les jeunes majeurs étrangers. Ils viennent d’avoir 18 ans et l’État leur délivre des OQTF (Obligations de quitter le territoire français). Au-delà des choix politiques autour de l’immigration, on est là dans une situation ubuesque dans la mesure où ces jeunes sont accueillis par l’aide sociale à l’enfance (ASE), ils ont été scolarisés, ils ont passé un diplôme, ils ont un métier, ils sont intégrés, et à peine majeur ils reçoivent une OQTF, ce qui est d’une violence incroyable. Ils étaient accueillis en tant que mineurs isolés, ils ne le sont plus, donc on leur demande de quitter le territoire. La tribune dénonce cette situation. Il y a quelques exemples, qui ont été médiatisés comme ce boulanger  qui a entamé une grève de la faim à Besançon afin que son apprenti guinéen soit régularisé. Cette tribune est vraiment spécifique à cette situation.

Qui sont ces jeunes ? Comment se passe leur installation ?

Beaucoup viennent de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique francophone, de Guinée, du Mali… Dès leur arrivée, ils sont intégrables parce que pour la plupart ils sont francophones. Ils sont facilement scolarisables et font rapidement une formation. Malheureusement, on sait qu’à Paris, par exemple, ces jeunes sont placés dans un hôtel où ils sont livrés à eux-mêmes. Ils sont hébergés mais pas suivis socialement. La scolarité évidemment ne peut pas bien se passer. Il y en a beaucoup dans cette situation. La tribune parle de ceux qui sont complètement intégrés et qu’on expulse. Il y a aussi tous les autres cas de figure à dénoncer de la mauvaise prise en charge, de la non-scolarisation et donc de la non-intégration et sujet à polémique dans le débat public.

Quand l’État a-t-il commencé à laisser tomber les jeunes migrants isolés ?

Je pense que ça toujours été un peu le cas. Aujourd’hui, ils sont sous les feux de la rampe, notamment par des actions comme celles du boulanger. Il y a vingt, il n’y avait pas autant de mineurs isolés. Aujourd’hui, la question se pose de façon beaucoup plus prégnante. Je pense que cette volonté d’expulser à 18 ans et un jour a toujours été un peu le cas. L’administration met les gens dans des cases. Quand on est mineur, c’est l’aide sociale à l’enfance, quand on ne l’est plus, on n’est plus pris en charge du tout, et donc on n’a plus de papiers et on est expulsé. Le phénomène croit avec le nombre de mineurs isolés concernés.

Dans les autres pays, comment cela se passe-t-il?

Avec l’Allemagne, qui a accueilli plus d’un million de personnes pendant la guerre en Syrie entre 2014 et 2016, on a vu qu’elle avait une vraie politique publique d’intégration. L’Allemagne propose l’apprentissage de la langue allemande, des partenariats avec des entreprises. Elle propose une vraie politique de masse pour gérer cet afflux. En comparaison, on constate à quel point en France le but c’est de ne pas accueillir. On voit à quel point l’Allemagne cherche à intégrer et la France à quel point elle cherche à écœurer les étrangers sur son sol. Et c’est valable pour les jeunes étrangers aussi. Et là, avec les jeunes majeurs dont on parle, on est au summum de l’absurde.

Comme l’État se désengage, quels rôles peuvent jouer les collectivités locales, les mairies, les départements?

C’est une vraie question et une vraie difficulté. Cela dépasse la question des jeunes majeurs étrangers. Déjà une première chose, il y a beaucoup moins de clivage politique à l’échelon local. Les maires, quel que soit leur bord politique, ne sont pas dans une démarche politique « je suis pour ou contre l’immigration ». Ils ne sont pas dans cette démarche-là. La question du maire c’est : « comment accueillir dignement celles et ceux qui sont là ». Évidemment, quand on est une ville comme Paris ou une petite ville de 3000 habitants, le sujet n’est pas le même du tout. C’est compliqué parce que le logement, c’est une compétence de l’État. Les villes cherchent à aider ceux qui sont sur son territoire alors que c’est une compétence de l’État. Même les grandes villes n’ont pas des milliers de logements disponibles. On ne peut pas dire que les villes peuvent palier les déficiences de l’État. Elles sont prises entre la volonté d’aider ces familles et les enfants notamment et le fait que ce n’est pas leur compétence. Elles ne vont pas en avoir les moyens financiers par exemple. Même pour les plus volontaristes sur le sujet, c’est compliqué. Il y a toutefois des initiatives comme celle du réseau ANVITA, l’association nationale des villes et des territoires accueillants, dont les coprésidents sont Damien Carême, le député européen, et Jeanne Barseghian, la maire de Strasbourg. C’est un réseau de villes dont le leitmotiv c’est l’accueil inconditionnel. L’accueil inconditionnel ne signifie pas no border, ce n’est pas une position sur l’immigration. Cela signifie que ceux qui sont là doivent être accueillis dignement et donc inconditionnellement. Quel que soit le statut administratif des personnes, on ne peut pas les laisser à la rue, sans couverture santé, ne pas scolariser les enfants. C’est un réseau de villes et d’échanges entre les villes. Je les appelle la « ligue des mains tendues », un peu comme ce qu’il s’est passé en Italie où des maires ont résisté à la politique de l’ancien ministre de l’intérieur, Matteo Salvini.

A titre personnel, en tant qu’élu, quelles actions as-tu menées ?

Je suis élu dans une ville de banlieue toute proche de Paris, on n’a pas les mêmes sujets de préoccupations que des grandes villes, qui doivent gérer des squats entiers, des gens à la rue. Les personnes en situation irrégulière ne viennent pas s’installer spontanément à Alfortville. Elles sont placées par les 115 dans les hôtels de la ville. Ce ne sont plus des hôtels au sens touristique du terme. Ces populations sont ensuite suivies par des associations comme la Croix-Rouge. Il y a ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, puisque la crise a compliqué la vie de tous ceux qui faisaient de petits travaux. Le CCAS propose des aides comme les chèques alimentaires. On a plusieurs centaines de cas.

Quelles actions te paraissent exemplaires dans le domaine ?

Les villes qui ont cherché à loger les gens malgré les positions de l’État, qui ont trouvé des solutions innovantes pour le faire. J’ai été marqué par Grande-Synthe en 2017, parce que c’est mon parcours. La ville connaissait un afflux de migrants, dont des Afghans qu’à l’époque on disait qu’il fallait chasser. Le maire Damien Carême a cherché à construire de vraies maisons, un vrai camp en bois, propre et digne. Il a contacté Médecins sans frontières, mon employeur à l’époque, et on a essayé de créer un accueil digne. On ne pouvait pas agir sur leur situation administrative, on ne pouvait pas les aider à passer en Angleterre, là où ils souhaitaient se rendre, mais on pouvait les accueillir dignement. C’est un projet assez exemplaire parce qu’électoralement ce maire n’avait rien à gagner. On sait que des concitoyens ne sont pas très ouverts à l’accueil. Il faut avoir du courage financier et politique. A Paris, Léa Filoche, de Génération.s, et Ian Brossat, du parti communiste, se mobilisent pour loger au maximum et dans de meilleures conditions, même si beaucoup restent dans des hôtels. Évidemment si on parle de Paris, beaucoup de choses sont faites. En réalité, des choses sont faites et pas forcément avec beaucoup de publicité. Ensuite après le logement, il faut un suivi et les villes n’ont pas les moyens d’avoir des milliers d’assistantes sociales. Les associations prennent le relais et pas toujours de façon coordonnée. Chacune fait des choses dans son coin.

Quelles autres solutions politiques peut-on proposer ?

La première chose c’est d’arrêter de fabriquer des «zombis du système», à cause des préfectures qui ne délivrent pas des titres de séjour et fabriquent de l’illégalité comme l’a dénoncé récemment Pierre-Yvain Arnaud, adjoint au maire dans le XVIIIe arrondissement de Paris (voir notre entretien). On ne peut pas demander à tout-va l’expulsion des sans-papiers parce que dans les faits, on ne les expulse pas. La France, qui est championne hors catégorie de l’OQTF, très loin devant les autres pays, expulse très peu. On voit bien que les ministres de l’intérieur, qui annonçaient vouloir expulser un maximum, de Sarkozy à Valls en passant par Darmanin, ont expulsé 30000 personnes par an au maximum, or on distribue 7 à 10 fois plus d’OQTF. Il me semble qu’on expulse 15% des OQTF. Puisque les étrangers sont là, cela nécessite des politiques d’intégration et de logement. Il faut une vision d’intégration, non pas sécuritaire. Créer des hébergements en nombre et plus largement du logement social. Et encore une fois d’avoir la volonté d’accompagner socialement avec l’enseignement de la langue, du suivi de la scolarité. Si on fait ça, l’immigration peut être vue dans son aspect positif, dans ce qu’elle apporte au pays et non comme un problème comme c’est dit partout dans le monde politico-médiatique.

Politiquement en France, la question est hystérisée des deux côtés. On a l’outrance absolue de Zemmour et la fermeture totale d’esprit de Le Pen, et malheureusement de l’autre côté de l’échiquier on ne fait que se positionner par rapport à eux. À gauche, on s’oppose à Zemmour, c’est très bien sur le plan des valeurs mais ça ne fait pas une politique d’immigration. Du coup, à gauche, on n’a pas de crédibilité en termes de programme dans l’esprit de nos concitoyens. J’appelle mes amis politiques à avoir une vraie réflexion sur le sujet. Il nous faut une autre position qui se résume à « Zemmour est un fasciste ». Il y a une question à laquelle je tiens, c’est la question de la répartition. Je prends l’exemple des Afghans. Ces gens sont toujours accueillis aux mêmes endroits, toujours dans les grandes villes : Toulouse, Bordeaux, Lyon, Paris alors qu’il y a des villes moyennes qui peuvent avoir un appartement ou deux où l’on peut envoyer une ou deux familles. Mais l’État continue à réfléchir en termes de grand nombre. Plutôt que de répartir harmonieusement les gens, on crée des spots, qui d’une part ne sont pas très efficaces du point de vue du suivi social, et qui d’autre part crée dans l’esprit des gens une peur. Il y a surement des maires qui résistent, ceux sont toujours les mêmes qui veulent accueillir, ça c’est vrai, mais les maires ne souhaitent pas nécessairement accueillir 500 personnes d’un coup, mais ont 7 ou 8 logements disponibles. A Alfortville, pendant la crise en Syrie, le maire avait deux appartements à disposition. Il avait prévenu les autorités, les habitants étaient prêts à meubler les appartements et l’État n’a envoyé personne. La fraternité se joue dans les villes. Au lieu de laisser l’État s’occuper de tout, on devrait le déléguer aux villes, aux intercommunalités, ou aux départements, avec les moyens de l’État. Laisser agir les acteurs locaux, car ils sauront loger les familles et s’occuper du suivi. Depuis le 15 août, dans mon département, on ne voit pas d’Afghans, alors que nos villes sont aux portes de Paris.

Propos recueillis par Enrica Sartori

En bref

Qui sont les mineurs isolés ?
On les appelle communément les mineurs non accompagnés (MNA), mais ce sont en réalité de jeunes en errance sur le territoire, séparés de leurs parents ou de toute autorité légale. Parfois, ils ont vu leurs parents mourir sous leurs yeux, parfois leurs parents leur ont conseillé de fuir. Certains sont simplement des fugueurs en conflit avec leur famille. Il y a probablement autant de jeunes que de cas de figure. Ce sont souvent des adolescents ou des adolescentes, parfois des enfants. Des conflits, des répressions contre les minorités, des génocides les ont chassés de chez eux. Ils viennent du Maghreb, d’Afrique (Congo, Angola, Nigéria…), du Moyen-Orient, d’Afghanistan, du Pakistan, de Chine et même d’Amérique du Sud.

Combien sont-ils ?
Selon le rapport de la Cour des Comptes de 2020, l’évaluation de la minorité est très hétérogène selon les départements, la Cour a pointé un manquement à l’égalité d’accès au droit. On ignore en réalité combien ils sont exactement. Le nombre de mineurs isolés a augmenté tout au long des années 2000, avec une progression depuis 2015. En 2003, ils étaient 1747, environ 4000 en 2010, et plus de 28000 en 2018 et orientés vers les services spécialisés des départements, sur un total d’au moins 50000 demandes.

Qu’est-ce que l’ANVITA ?
Depuis 2018, l’Association Nationale des Villes et Territoires Accueillants (ANVITA) rassemble des villes, des collectivités territoriales et des élu.e.s qui élaborent des politiques d’accueil inconditionnelles. La preuve que des solutions existent. 
A titre d’exemple, la ville de Strasbourg a proposé une bourse aux étudiants réfugié.e.s. Villeurbanne a lancé un projet de tiers-lieu alimentaire destiné aux personnes sans-abris. Poitiers organise un projet de recherche sur les mineurs non accompagnés. Cherbourg a conventionné 15 logements dits « maisons d’accueil inconditionnel »…