Les derniers de Boulogne-Billancourt

« Ici, avant il n’y avait rien, il n’y avait pas tous ces bâtiments, mais des entrepôts et l’usine. » Place Jules Guesde à Boulogne-Billancourt, Cissokho Bakaré nous montre la place en hommage à l’usine Renault et les immeubles cossus alentour. En 1980, le Sénégalais est arrivé au 27-29 rue Nationale dans le foyer pour travailleurs étrangers construit non loin du lieu de travail. « Aujourd’hui tout a changé, une population aisée s’est installée, l’usine a fermé dans les années 90 et est devenue un lycée. » Le foyer est le dernier témoin de la période ouvrière de la ville. Pourrait-il à son tour disparaître?
On pourrait le redouter. Le bailleur Coallia, anciennement Aftam, l’association de loi 1901 créée en 1962 par Stéphane Hessel pour loger les travailleurs migrants et lutter ainsi contre les marchands de sommeil, s’est muée en entreprise en quête de rentabilité. Depuis 2016, les habitants du foyer sont malmenés : cuisine collective fermée, intervention de la police à la demande du bailleur, arrestation des cuisinières, incendie volontaire, un mort, une dizaine de blessés non pris en charge par l’assurance du bailleur. Les résidents décident alors une grève des loyers, mais la période n’est plus à la négociation. Le bailleur Coallia n’est pas enclin à discuter et cède le foyer à Adoma (ex-Sonacotra), qui à son tour met en demeure de payer, menace d’expulsion, et depuis peu assigne au tribunal près de 110 locataires en plusieurs dates… Anticipant l’ambition d’Adoma, « le tribunal a prévenu le bailleur qu’il n’était pas possible d’assigner 300 locataires d’un coup», raconte Pascal Winter, l’avocat des résidents.
Aujourd’hui à la retraite, Cissokho est revenu expressément pour les procès défendre ses camarades. Précis, calme, indigné, il reprend point par point tous les événements depuis 2016, il a la mémoire des dates et des mots qui font mal. Des absences aussi: celle du maire, des responsables de Coallia, des représentants de la préfecture… Il se bat avec les résidents, il n’a de toute façon d’autre solution que la négociation car « qui va nous louer un appartement » fait-il remarquer? En effet, ces 328 résidents en France puis plusieurs décennies ne trouvent pas d’autre logement et louent par exemple un lit 219, 40 euros et partagent une chambre de 12 m2 à trois locataires. Ce qui fait une chambre à 660 euros environ, sans cuisine et sans salle de bain. La salle de bain et la cuisine sont partagées à l’étage. Les occupants se retrouvent comme dans un cercle vicieux et restent coincés dans le foyer. En foyer, impossible de faire venir la famille, sans famille impossible de demander une HLM…
Leur avocat espérait trouver une solution en demandant un recours auprès du Conseil constitutionnel afin que les résidents du foyer bénéficient des mêmes protections que tous les locataires en France, mais là encore, le tribunal a refusé de transmettre la demande.
Enrica Sartori