«Les flux d’exilés en disent plus sur les pays d’accueil que sur les sociétés de départ»

Les Dreamers. Vous opposez ce que les médias appellent «la crise des migrants» et la réalité de l’exil qui, elle, est continue. La première image du livre est celle de Aylan Kurdi, cet enfant syrien retrouvé sur une plage italienne en 2015. Pourquoi le choix des mots et des images est fondamental ?
Thomas Ferrer. Ce sur quoi je voulais insister en évoquant cette photographie, c’est le contraste entre le choc qui a donné lieu à sa publication, et l’oubli qui a suivi au bout d’une semaine. On parle souvent de « crise », mais lorsqu’un flux devient continu, ce n’est plus une crise. Le choix des mots, en politique ou dans les médias, est un enjeu majeur dans la façon dont une population va accueillir ou non les exilés. À propos de la situation actuelle en Ukraine, aucun média n’a encore parlé de «migrants ukrainiens». D’emblée, ce sont des «réfugiés». Pour d’autres catégories de population, venus d’Afrique ou du Moyen-Orient, on utilise d’autres termes, plus vagues, aux connotations négatives voire péjoratives. On oublie que chaque individu a une histoire particulière, on noie « la figure de l’exilé » dans un « flot », une masse de personnes qui représenterait un danger. Les flux d’exilés en disent plus sur les pays d’accueil que sur les sociétés de départ.
D’autant que les exilés sont parfois utilisés par les États comme des prétextes politiques.
Au sortir d’une guerre, il y a un besoin de mains d’œuvre, et elles se trouvent à l’étranger. Ce qui se passe actuellement aux frontières de l’Ukraine ressemble à la violente répression de l’insurrection à Budapest en 1956. La brutalité a surpris les gouvernements d’Europe et très rapidement, des États jusque-là neutres, s’organisent pour accueillir très largement les Hongrois. Mais parce qu’il y a un ennemi commun ! À l’époque, c’était l’URSS, aujourd’hui, c’est Poutine. Pour certains États, habités par une mauvaise conscience qui date de la Seconde Guerre mondiale, c’est une occasion de se rattraper. C’est consternant, de voir que les Polonais et les Hongrois, qui ont construit des murs et des barbelés contre les Syriens et les Afghans, ouvrent aujourd’hui grand leurs portes aux Ukrainiens. Et les africains voulant quitter l’Ukraine sont empêchés de passer au profit des ressortissants ukrainiens.
Un accueil à « géométrie variable » ?
On voit bien à travers la guerre en Ukraine, qu’au sein des sociétés européennes, il y a différentes catégories d’étrangers. Au début des années 1980, la France accueillait les Chiliens, puis les boat poeple, d’Asie du Sud Est essentiellement. Le pourcentage de demandes d’asile acceptées, à ce moment là, avoisine les 100%. Dix ans après, pour des populations venant d’Europe de l’Est ou du Moyen Orient, on tombe à 15%. Il y a une rupture, expliquée à la fois par un arrière plan économique (la fin des trente glorieuses en France) et la montée des idées d’extrême droite. Les boat people – population asiatique jugée travailleuse et docile – sont accueillis à bras ouverts, préférés par exemple à des Algériens qui, à ce moment-là, organisaient manifestations chez Renault et Talbot en 1983. C’est le moment où Pierre Mauroy, alors premier ministre du gouvernement Mitterrand, compare les grévistes de Talbot à des «moudjahidins», en nourrissant tout un imaginaire sur les populations venant d’Afrique du Nord.
Peut-on parler de « racisme d’État » dans cette manière de hiérarchiser les exilés ?
Il faudrait pour cela qu’un racisme soit inscrit dans la législation. Le cas de l’Algérie est toutefois particulier. À la fin de la seconde guerre mondiale, on réfléchit à un nouveau code concernant la nationalité. Or des politiques proches du gouvernement Vichy, qui considéraient qu’il valait mieux faire venir telle « race » plutôt qu’une autre, arrivaient à imposer leur vue. De Gaulle lui-même employait ces mots, disant qu’il valait mieux aller chercher des Germaniques plutôt que des Maghrébins. Ça s’aggrave avec la guerre d’Algérie – des secrétaires d’États et des ministres traitaient les harkis de « déchet humain ». Ce type d’expressions et de politiques peut être qualifié de « racisme d’État ».
Pourquoi considérer les exilés comme des « lanceurs d’alerte » plutôt que comme des menaces ?
Il est parfois difficile de distinguer, à l’échelle individuelle, les raisons d’un départ (persécutions, économies, vie meilleure). Les populations partent des pays d’Afrique de l’Est (Soudan du sud, Érythrée) pour fuir des régimes de dictatures. Ces personnes sont perçues comme non légitimes à partir de leur pays, elles envahiraient les pays comme la France… Mais la plupart des gens qui peuvent rester chez eux ne partent pas ! S’ils le font, c’est qu’il y a un problème. On rejette ces exilés au lieu de se confronter aux réalités politiques des pays d’où ils viennent.
Propos recueillis par Marie Fouquet
A lire Un long siècle d’exils. Proscrits, évacués, apatrides, réfugiés, expulsés, déplacés, (r)apatriés des années 1870 à 1980 de Thomas Ferrer, éd. Cairn, 352 pages, 22€, parution le 16 février
Le livre
En 1832, la première loi française concernant les réfugiés préconisait déjà le contrôle et la menace d’expulsion. Thomas Ferrer la désigne comme un «brouillon législatif [qui] construit arbitrairement une sorte d’archétype du réfugié, à défaut de fixer un statut juridique clair, toujours sujet à discussion». Prenant pour bornes chronologiques l’instauration de la IIIe République en 1870 et les premiers succès électoraux du Front National dans les années 1980, l’historien expose, dans Un long siècle d’exils, l’évolution des représentations et du traitement des réfugiés sur le territoire français. Car si l’idéal républicain se veut à l’origine favorable à l’accueil des étrangers, la définition de la «nation» met aussi en place des critères qui délimitent ce qui est français – ou ce qui y correspond, y est «adapté» –, et de ce qui ne l’est pas.
Thomas Ferrer présente la particularité des différents exils vers la France, souvent liés aux guerres qui se sont déroulées entre la fin du XIXe au cours du XXe siècles. L’exil carliste, l’exode de la première guerre mondiale, les déplacements liés à la seconde guerre mondiale et à la fuite du régime nazi, la guerre civile en Espagne, l’arrivée des boat poeple, les rapatriés d’Algérie…
À travers les différentes politiques d’accueil et d’aide aux exilés au cours de ce siècle, l’auteur révèle les ambivalences et les contradictions de la France face à la figure de l’étranger, déterminantes dans son rapport à l’Autre, réfugié ou non.