L’humanité noyée

Dans son dernier livre, l’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano remonte le fil des événements et les conséquences d'une campagne négative visant les ONG et les migrants traversant la Méditerranée.

« Lorsque dans 100 ans – comme l’a dit Alessandro Leogrande -, on explorera les fonds marins, on trouvera des milliers de cadavres et d’épaves dans la Méditerranée, on imaginera une guerre dont l’Histoire ne porte aucune trace, une guerre qui, de fait, se livre chaque jour, sans qu’on en ait réellement conscience. » Dans un livre de témoignages des photographes Giulio Piscitelli, Paolo Pellegrin, Olmo Calvo, illustré de leurs photos, Roberto Saviano donne la parole aux journalistes ayant couverts le drame de la crise migratoire en Méditerranée et en Libye. C’est peu de dire qu’on évoque toujours  la  « crise des migrants » pour éviter de dire qu’il s’agit en réalité d’une crise humanitaire sans précédent. Et de voir que l’Europe a échoué face au défi le plus important depuis sa création, comme le souligne le journaliste.

La suspicion

L’écrivain  analyse cet échec et raconte comment le venin de la suspicion contre les migrants a envahi la parole politique italienne au point que le représentant du Mouvement Cinq Etoiles, Luigi Di Maio (aujourd’hui ministre des affaires étrangères du gouvernement de Mario Draghi), demandait au sujet de l’arrivée de migrants sur les côtes italiennes sur sa page Facebook le 21 avril 2017: « Qui paie ces taxis méditerranéens ? Et pourquoi ? ». L’expression « taxis de la mer » a persisté et est devenue virale. L’Italie a demandé par la suite aux ONG de signer un « code de bonne conduite ». Si elles veulent effectuer des sauvetages en mer elles doivent accepter la présence de la police avec interdiction de transférer les personnes.

Comment en est-on arrivé là ? demande l’auteur de Gomorra. Comment en est-on arrivé à accuser des ONG à faire du « business » en transportant des migrants ? Roberto Saviano remonte le fil de la campagne négative qui a mis en doute l’honnêteté des ONG. Comment sont nés les « taxis de la mer » ?

Parmi les premiers à émettre des doutes sur les activités des ONG, il y a la fondation néerlandaise Gefira, qui a publié le 16 novembre 2016 un texte dans lequel elle affirme ne pas être convaincue de la nature philanthropique des opérations de sauvetage menées par les ONG en Méditerranée (en décembre 2016, le quotidien Libération réagissait à cette publication avec l’article : « Comment la fachosphère intoxique en recyclant les données publiques »).

Campagne négative

Dans un article, Gefira en surveillant marinetraffic.com – un site qui permet de visualiser les trafics maritimes – conclut que : « les ONG, les contrebandiers et les mafiosi de mèche avec l’Union européenne ont envoyé des milliers de migrants clandestins en Europe sous prétexte de secourir des gens… » En somme, selon la fondation néerlandaise,  les garde-côtes, l’union européenne, la mafia, les ONG travaillent main dans la main.  Que la conclusion ne repose sur aucune données concrètes, ni une enquête de terrain ne change rien à l’affaire. L’idée est véhiculée en Europe. Et en 2017, c’est au tour du directeur de Frontex, l’agence européenne chargée du contrôle des frontières de l’Europe,  Fabrice Leggeri qui met en cause les ONG dans les colonnes du Die Welt, le 27 février 2017.

Le negative campaigning est une technique parfaitement au point, tant et si bien qu’il nous faudrait un Machiavel 2.0 pour nous prévenir des dangers de la manipulation des hommes par le numérique.

Autre point important soulevé par Roberto Saviano : les ventes d’armes. Le journaliste s’appuie sur les données fournies par  le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute). Les informations sur la vente d’armes sont très intéressantes. Même si les transferts internationaux d’armes sont restés stables entre 2011-2015 et 2016-2020, la hausse significative des transferts de trois des cinq principaux exportateurs d’armes – États-Unis, France et Allemagne – ont été largement compensée par la baisse des exportations d’armes de la Russie et de la Chine. Les importations d’armes du Moyen-Orient ont augmenté de 25 % au cours de la période, principalement sous l’impulsion de l’Arabie saoudite (+61 %), de l’Égypte (+136 %) et du Qatar (+361 %),

La France a augmenté ses exportations d’armes majeures de 44 %, ce qui représente 8,2 % des exportations mondiales d’armes en 2016-2020. L’Inde, l’Égypte et le Qatar ont reçu à eux seuls 59 % des exportations d’armes françaises.

« Comment pouvons-nous imaginer de nos jours être actifs sur un marché comme celui de l’armement, qui est en croissance constante, sans en subir les répercussions d’une manière ou d’une autre ? Pourquoi nous, Européens, pensons-nous pouvoir exporter la guerre en toute impunité, sans subir la moindre conséquence ? », conclut le journaliste.

A lire En mer, pas de taxis, Roberto Saviano, éd. Gallimard, 176 p., 25 euros