Quand les rives de la Méditerranée rejoignent celles de la mer Noire

L'attente. Toujours l'attente. Dans le lobby d'un hôtel-appartements de Courbevoie (92) - dont 50 unités ont été réservées par le Centre d'action sociale protestant (CASP) - des femmes blondes à la peau claire et quelques hommes bruns au teint mat attendent, téléphone en main, des nouvelles du pays. Tandis que des enfants en bas âge, angelots aux cheveux d'or, clopinent et réclament de l'attention, des sourires apparaissent, parfois forcés, sur des visages résolument fermés et inquiets. De quoi demain sera-t-il fait ?

Fin février, suite à l’attaque russe sur l’Ukraine, des centaines de milliers de réfugiés commencent à arriver sur le territoire de l’Union européenne, surtout via la Pologne et la Roumanie. Au 23 mai, selon le HCR, ils sont déjà 6,6 millions. Parmi eux, environ 80000 ont choisi la France.

Fait exceptionnel, l’UE déclenche une action commune d’urgence et met en place un dispositif d’accueil humanitaire à la hauteur de l’enjeu. Le sésame : « la protection temporaire » permettant l’entrée dans l’Union, l’octroi d’un statut juridique et l’ouverture de droits. A l’origine de ce dispositif, une directive datant de… juillet 2001 et jamais activée. Comme si les crises et les guerres qui avaient frappé d’autres régions dans le monde n’avaient provoqué aucun exode, ni envoyé à la mort de pauvres désespérés en Méditerranée, ni entassé des milliers de réfugiés dans des camps en Grèce et en Turquie…

De la Kabylie à l’Ukraine

Samir et Youghourta auraient pu compter parmi ces victimes de l’hypocrisie européenne. Ce sont, en effet, des Algériens qui ont choisi d’étudier ou de vivre en Ukraine et qui, aujourd’hui, se retrouvent avec leurs femmes et leurs enfants en région parisienne, exilés à cause d’un conflit qui n’auraient pas dû les toucher mais qui a fini par les rattraper par la cruelle ironie de l’Histoire.

Les hommes ukrainiens, mobilisés jusqu’à 60 ans, sont peu visibles sur les routes de l’exil. Aussi, à l’hôtel-appartements, où l’accueil et l’accompagnement sont assurés par l’équipe bienveillante du CASP, on ne retrouve que des couples mixtes, des femmes avec des enfants ou alors des gens âgés souvent incapables de prononcer deux mots de français. L’application Google Traduction s’avère un outil indispensable pour les orienter et leur expliquer les nombreuses démarches administratives à effectuer.

C’est justement parce qu’il maîtrise le français que, Samir, 35 ans, a choisi de se réfugier en France avec sa femme Natalia et leur fille Emilia de deux ans. Son histoire avec l’Ukraine commence en 2012, lorsqu’il part étudier l’économie, en langue russe, à l’université de Kharkiv. Originaire de Tizi Ouzou, en Kabylie, il avait d’abord essuyé un refus de visa pour la France. L’Ukraine, elle, lui a ouvert ses portes.

De retour en Algérie et désoeuvré après ses études, il se prend de nostalgie pour ce pays qui venait pourtant de vivre sa première guerre contre la Russie en Crimée en 2014. Sur un site de rencontres, il fait la connaissance de Natalia. En août 2016, il repart en Ukraine, cette fois pour s’installer à Ivano-Frankivsk, ville de 238 000 habitants dont elle est originaire, située à environ 100 km au sud-est de Lviv. C’est par cette ville de l’Ouest proche de la Pologne que transitent de nombreux Ukrainiens déplacés et que la famille traversera à son tour.

« Pense à ton bébé »

La décision de fuir n’a pas été facile. Natalia ne voulait pas laisser derrière elle sa mère de 60 ans qui vit seule dans un village isolé. Même si établie loin du front oriental, la ville d’Ivano-Frankivsk a été très vite touchée par les frappes russes parce qu’elle abrite une base aérienne, cible prioritaire des envahisseurs. « Pense à votre bébé », lui a dit sa mère. Natalia et Samir partirent donc très rapidement avec surtout des effets et des vêtements pour leur enfant, elle abandonnant son travail d’employée de banque et lui, son restaurant de fast food qui marchait plutôt bien. On était alors en plein hiver.

Près de trois mois plus tard, dans cet hôtel-appartement, où ils logent avec quelque 150 autres réfugiés, leur quotidien devient de plus en plus invivable à cause de l’exiguïté des lieux et l’inactivité. Les enfants, surtout, vivent très mal cet arrachement et ce confinement. Dès leur arrivée, leur fille a eu des problèmes de santé et a même dû être hospitalisée. Le plus dur est l’incertitude qui plane sur leur avenir. Samir espère bien trouver du travail. Pour Natalia, ce sera plus compliqué, puisqu’elle parvient tout juste à parler anglais.

Un fils au front

Si Samir bénéficiait d’un statut de résident permanent en Ukraine, ce n’était pas le cas de Youghourta, qui, lui, ne possédait qu’un permis provisoire. Heureusement, il a pu obtenir la protection de l’UE que la France, pourtant, n’accorde pas automatiquement aux ressortissants non-Ukrainiens, contrairement à l’Allemagne ou au Portugal qui ne font pas la différence.

Youghourta, 37 ans, est lui aussi arrivé dans l’Hexagone avec Ivana, sa femme ukrainienne et leur fille Solomia de 19 mois. Ils habitaient dans un village situé tout près de Ivano-Frankivsk comme Samir mais leur rencontre s’est faite à Courbevoie. Monteur de ligne en Algérie, Youghourta travaillait dans un supermarché en Ukraine et sa femme dans les cuisines du collège. Ivana a un fils de 21 ans, issu d’un premier mariage, qui combat à Donetsk, ville assiégée par les soldats de Poutine. Elle reste suspendue à son téléphone pour s’assurer qu’il est toujours en vie. Parfois, elle peut passer cinq jours, la boule au ventre, sans avoir de ses nouvelles…

Youghourta loue l’accueil des Ukrainiens qui n’ont jamais exprimé le moindre racisme à son égard – « Ce sont des gens ouverts qui aiment les étrangers » – et éprouve le même dégoût pour les généraux russes que pour les algériens. Il sait de quoi il parle, la Kabylie ayant particulièrement souffert de l’emprise culturelle, politique et économique exercée par Alger aux mains des militaires arabophiles. Aurait-il pu se battre ? « Non, dit-il, je ne me voyais pas laisser ma famille. » Il connaît pourtant des étrangers, libanais et jordaniens, qui ont pris les armes pour défendre leur nouvelle patrie. La solidarité contre l’obscurantisme ne connaît pas, elle, de frontières.

Bernard Boulad

A l’origine de la protection temporaire

Le conflit est déclenché le 24 février. Une semaine plus tard, le
4 mars, à la suite d’une proposition présentée la veille par la Commission, le Conseil adopte à l’unanimité la décision d’enclencher le mécanisme de la protection temporaire.

  • C’est suite aux guerres civiles dans l’ex-Yougoslavie et au Kosovo (1991-2001) et face à la débandade de l’UE dont les membres ont réagi en ordre dispersé que le Conseil mit en place cette directive qui prévoit « l’élaboration d’une politique commune dans le domaine de l’asile, incluant un régime d’asile européen commun… visant à mettre en place progressivement un espace de liberté, de sécurité et de justice ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances, recherchent légitimement une protection dans l’Union européenne. »

  • Elle évoque « la répartition des charges et l’adoption de normes minimales » qui repose sur la « solidarité » envers les ressortissants de pays tiers. Cette protection revêt un caractère « exceptionnel » et doit donc être limitée dans le temps.

  • Même le Royaume-Uni, qui bénéficiait d’un statut spécial au sein de l’UE, a accepté les règles instituées par cette directive. Les migrants installés à Calais seront heureux de l’apprendre. Par contre, l’Irlande et le Danemark ne sont pas soumis à son application.

  • Rappelons qu’en 2001, lors de l’adoption de cette directive, l’UE ne comptait que quinze Etats membres sans les pays d’Europe de l’Est qui, comme la Hongrie et la Pologne ou la Slovaquie, n’auraient peut-être pas donné leur accord lorsqu’on voit comment ils ont réagi à la vague migratoire de 2015 ou lors de l’opération concoctée l’hiver dernier par la Biélorussie et la Syrie à la frontière polonaise et que Varsovie voulait doter d’une clôture de 180 km de long pour empêcher tout passage. Autres victimes, autres mœurs ?