Sans-papiers en France: “La politique de l’expulsion ne fonctionne pas”

Dans son essai Vivre sous la menace, l’anthropologue Stefan Le Courant fait le récit et l’analyse de quatre années passées comme bénévole pour l’association d’aide aux sans-papiers, La Cimade. À partir de quelques trois cents témoignages recueillis au cours de cet investissement initié dans le cadre d’une enquête pour un travail de thèse, il traduit sa recherche soutenue en 2015 dans cet ouvrage qui décrit minutieusement les rouages du système de régularisation et d’expulsion des sans-papiers en France. L’auteur dessine ce qui apparaît comme une anthropologie de la menace et de la peur que fait peser l’État français sur les exilés arrivés clandestinement sur le territoire. L’État, qui inflige la crainte permanente du contrôle et de l’expulsion à la population des sans-papiers, génère une misère sociale et des troubles sur la santé mentale dont seuls ceux qui savent repérer les failles parviennent à échapper. Entretien.
Les Dreamers. Comment, à partir de la situation des sans-papiers en France, êtes-vous parvenu à dresser cette anthropologie de la menace ?
Stefan Le Courant. Je ne suis pas du tout entré dans le sujet des sans-papiers par la question de la menace. Au début, j’étais intervenant dans un local de rétention, j’avais l’intention de faire une recherche sur le vécu de l’enfermement par les étrangers. Je projetais de faire ma thèse sur la privation de libertés, les politiques de contrôle et potentiellement de suivre ces personnes, qui après avoir passé 48h dans le centre de Choisy-le-Roi, étaient envoyées vers d’autres centres de rétention. Sauf que pour des raisons pratiques, je n’ai jamais pu entrer dans ces autres centres de rétention comme bénévole de La Cimade. Donc j’ai suivi les personnes à l’extérieur. C’est comme ça que ma thèse n’est finalement pas sur la rétention, comme c’était prévu au départ, mais bien sur la vie des sans-papiers à l’extérieur de ces centres. La question de la menace et de la peur est apparue vers la fin de la thèse et surtout au moment de la rédaction, dans le processus de retour de cette expérience quand j’ai réfléchi à ce qui reliait toutes ces histoires.
L’investissement personnel de votre enquête marque un point important dans la dimension émotionnelle de votre travail. Comment faire face à des situations souvent douloureuses ?
Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est la manière dont très rapidement on s’y habitue et on devient plus ou moins imperméable. On se met à avoir cette pratique de l’assistance juridique qui déshumanise les personnes qu’on a en face de soi. Leur singularité se résume à ces 5 ou 6 questions que l’on répète à chaque fois, et qui permettent de voir s’ils vont entrer ou non dans les cadres des étrangers protégés. Puis on passe à autre chose. Je me souviens d’un entretien avec un homme d’origine malienne qui faisait partie des gens régulièrement arrêtés dans les environs et qui était donc souvent dans le local de rétention. Je ne pouvais rien faire pour l’aider juridiquement, donc je suis passé à la personne suivante. Il est sorti, n’a pas été expulsé, et je l’ai à nouveau rencontré à l’extérieur, plus tard. Il m’a parlé exactement de la même chose, mais en rétention, je n’entendais ses réponses que comme relevant ou pas de mon cadre de défense juridique. À l’extérieur, j’entendais quelqu’un me parler de sa vie. Et là, j’ai été saisi d’une émotion que je n’avais pas du tout éprouvée en rétention. Les procédures administratives, même quand on essaie de les contourner, peuvent avoir cet effet anesthésiant sur les émotions.
Vous dénoncez d’emblée l’implication des associations telles que La Cimade dans l’enfer que fait vivre l’État aux sans-papiers… ces initiatives sont-elles en fait contre-productives ?
Ce sont les limites de l’action par le droit. Les associations comme celle de La Cimade ont décidé de faire du droit leur mode d’action en rétention, en faisant des recours, préparant des dossiers… Or le droit a beaucoup de pouvoir – on peut faire sortir des gens, on peut réussir à régulariser des situations –, mais il a aussi des limites : certaines personnes n’entreront jamais ou n’entrent pas, au moment de l’interaction, dans un cadre prévu par la loi, pour être défendables. En tant que bénévole, on a cette impression d’impuissance, et parfois celle d’être un des rouages de ce mécanisme d’expulsion. Il n’empêche que si La Cimade n’allait pas en rétention, il n’y aurait pas de regard, et on ne sait pas si le droit serait effectif. Ce genre de questions peuvent être posées à bien d’autres égards. Quand une association prend en charge des prérogatives de l’État, est-ce qu’elle n’est pas en train de cautionner et de renforcer sa politique, que par ailleurs on dénonce ?
Vous montrez la force du racisme dans ces dispositifs, notamment dans la police, les contrôles. La noirceur rajoute des difficultés supplémentaires aux sans-papiers en France ?
Pour mes interlocuteurs, il n’y avait pas de mystère sur le fait que c’est parce qu’ils étaient noirs qu’ils étaient arrêtés. Et en même temps, l’un d’eux, très régulièrement arrêté – à tel point que lorsqu’il arrivait au local de rétention de Choisy-le-Roi, il disait : « Moi je suis le roi des sans-papiers y’a pas un jour sans que je sois arrêté ! » – m’avait confié que dès lors qu’il a été régularisé, il n’a plus jamais été contrôlé. On peut imaginer que ce n’est pas tant sa couleur que sa manière d’être dans l’espace publique qui a joué, parce qu’on sait que ce qui attire le regard du policier, ce sont les personnes qui ont l’air de de se reconnaître comme client potentiel : ceux qui, quand ils croisent un policier vont partir en courant, baisser la tête, changer de chemin. C’est la manière dont les sans-papiers vont s’adapter aux risques de contrôles qui va changer leur quotidien.
Une violence de l’État invisibilise et déshumanise une partie des hommes qui se trouvent sur son territoire. Pourquoi maintenir cet acharnement maltraitant selon vous ?
C’est une question difficile, celle de l’intentionnalité. Dans un premier temps, on peut regarder du côté du politique. Le discours très fréquent qu’ont les hommes politiques pour défendre l’existence d’une politique d’exclusion, c’est l’idée de la dissuasion. Montrer qu’on expulse dissuaderait les personnes de venir en France, et ceux qui sont en France, sont poussées à partir. Certains font du chiffre un des instruments de cette politique dissuasive. Or cette politique ne fonctionne pas. Des gens meurent encore en traversant la Méditerranée. Il y aussi une lecture plus économique : on produit en France un salariat bridé en salariat qui va accepter de travailler là où personne n’accepte de le faire, le stock de sans-papiers en France permet de donner aux secteurs qui ont besoin une main d’œuvre flexible, malléable, corvéable. C’est une lecture classique, du rôle et de la place des sans-papiers dans l’économie. Je suis relativement convaincu par cette analyse et en même temps, sur le terrain, on voit des personnes qui vivent des conditions de quasi-esclaves, et d’autres en travail déclaré, qui gagnent plutôt bien leur vie et qui ont les mêmes conditions d’embauche que s’ils avaient des papiers.
En empruntant une identité qui n’est pas la leur, voire fictive ?
Oui. Ce qui m’a intéressé c’est de voir dans quel type de dépendance ça place les sans-papiers qui sont obligés de passer par des intermédiaires, d’acheter des papiers, de trouver des gens qui acceptent de leur prêter leur identité, et comment l’identité devient une marchandise dans cet univers-là. Et finalement, ceux qui arrivent à manipuler cette panoplie de papiers à avoir de bons intermédiaires ont les formes d’insertion économique les plus stables et les plus proches du formel et c’est aussi eux qui vont être les premiers à être régularisés. Les effets de la frontière vont jusqu’à ce tiraillement interne, de ne pas pouvoir être soi-même. Derrière le fait de dire je ne vis pas à mon nom, je ne travaille pas en mon nom, il y a la sensation de ne pas exister en tant que personne à part entière.
La condition des sans-papiers c’est aussi un enjeu sur la santé mentale, comment s’en sortir parmi ces multiples identités et cet effacement permanent de soi ?
Il n’y a pas un profil unique de sans-papier. Face à la menace, chacun a ses propres capacités d’adaptation et ça produit des profils extrêmement différents. De la personne qui va faire comme si tout était en règle et celle qui s’enferme chez elle et entrent dans des formes de dépression profondes. Les recherches montrent que les maladies mentales se déclenchent en arrivant dans le pays. Ce sont les conditions d’accueil qui provoquent les troubles, ce ne sont pas des antécédents, ou le voyage qui est une étape traumatique importante, cela se déclare plutôt à l’arrivée et face à la dureté administrative. Cette politique de contrôle est donc néfaste pour les personnes qui la subissent, mais elle est aussi contre-productive par rapport aux objectifs qu’elle affiche. En décrivant finement ce dispositif, je peux espérer que ça puisse donner des armes aux militants et de la réflexion aux politiques.
Propos recueillis par Marie Fouquet
A lire : Vivre sous la menace, Les sans-papiers et l’État, Stefan Le Courant, éd. du Seuil, 368 p., 23 €.
Extrait
“Le rendez-vous Châtelet-Les Halles avait été fixé à 6 heures, sur le quai du RER en direction de Cergy-Pontoise. En prévoyant d’arriver deux heures avant l’ouverture de la préfecture, Mohamed Sankar espère être bien placé dans la file d’attente qui se forme tous les matins, sa seule assurance d’y être reçu. Lorsque je le rejoins sur le quai, je commence par présenter mes excuses pour le retard : «J’ai dû laisser passer trois métros sur la ligne 13. À 5h30, je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde.» Dans un large sourire, Mohamed, que je n’ai jamais vu si soigneusement habillé – pantalon blanc, chemise, chaussures pointues en cuir noir –, me répond : « Eh oui ! C’est nous la France qui se lève tôt ! », soulignant non sans ironie que les sans-papiers figurent au premier rang des travailleurs matinaux que le président de l’époque glorifiait.”