Un éditeur en exil

Amos Reichman a consacré une biographie à Jacques Schiffrin, éditeur emblématique d’avant-guerre, le fondateur de la célèbre collection La Pléiade. Originaire de Russie, il fut doublement réfugié, en France puis aux États-Unis.

Tout avait bien commencé pour Jacques Schiffrin, né Yakov Schiffrin en 1892 à Bakou dans l’Empire Russe. Son père, Saveli Schiffrin, ancien docker, avait fait fortune grâce au pétrole (pour l’anecdote, son père faisait affaire avec des Suédois, les Nobel). L’entreprise pétrochimique Schiffrin fournissait du goudron dans toute la Russie. Élève brillant, Jacques part en Suisse en 1909 faire des études de droit. En 1917, quand la Révolution éclate, l’entreprise familiale est nationalisée. Le jeune homme ne s’installera plus en Russie (qu’il reverra à l’occasion d’un voyage avec l’écrivain André Gide en 1936). Il se rend alors en Italie, comme assistant de l’historien d’art Bernard Berenson. A près de 30 ans, sa vie prend un tournant. Il travaille auprès d’un éditeur d’art, Henri Piazza, spécialisé dans les beaux livres illustrés. Schiffrin l’assiste dans ses différents travaux, et découvre la vie littéraire parisienne.

Des monuments de la littérature mondiale

Il crée en 1923, les éditions de La Pléiade et publie La Dame de pique de Pouchkine, dont il est le traducteur accompagné d’un autre immigré russe Boris de Schloezer, et d’André Gide. Suivront des traductions de Dostoïevski, Tolstoï et Gogol et la publication d’Aurélia de Gérard de Nerval en 1927 ainsi que Fusées et Mon cœur mis à nu de Baudelaire en 1930. Cette « Bibliothèque » n’est pas encore la collection luxueuse que nous connaissons aujourd’hui. Elle vise à mettre à la disposition du plus grand nombre des monuments de la littérature mondiale, tout en conservant la qualité. On parle souvent du format de la Pléiade avec son papier bible, sa typographie et sa couverture en peau, mais c’est surtout le contenu qui a fait la réputation de la maison lors de sa création. Elle risque toutefois la faillite. En 1933, Gaston Gallimard, grâce à l’entremise d’André Gide devenu un ami de Schiffrin, rachète la collection de la Pléiade dont Jacques devient le directeur de collection.

On pourrait se dire que ce parcours brillant est bordé de sécurité. N’oublions pas que Jacques Schiffrin est réfugié russe, juif de surcroît. Installé en France depuis 1920, ce n’est qu’en 1925 qu’un décret l’autorise à «établir [son] domicile en France, pour y jouir des droits civils pendant cinq ans, à la condition d’y résider». Cette autorisation étant nécessaire à la naturalisation. Schiffrin obtiendra la nationalité française en 1927. De son second mariage avec Simone Heymann, secrétaire aux Éditions de La Pléiade, née en 1906 à Villemomble, naîtra son fils André en 1935. Le fils racontera que ses parents formaient un couple de juifs laïcs, «opposés à toute religion et ne suivaient aucun des rites ni des coutumes du judaïsme».

Avec la défaite de la France face à l’Allemagne, Schiffrin et les éditeurs juifs sont désignés persona non grata par l’occupant. Il est sèchement licencié par Gaston Gallimard le 5 novembre 1940. Après plusieurs mois d’errance en zone libre, la famille Schiffrin obtient en mai 1941 un visa pour les États-Unis, mais la traversée se voit toujours reportée. Après avoir embarqué à Marseille sous les insultes antisémites sur le Wyoming, la famille se retrouve bloquée à Casablanca. Le Winnipeg parti quelques jours plus tôt a dû faire demi-tour. Les autorités américaines soupçonnent des espions infiltrés parmi les réfugiés allemands. Au Maroc, les étrangers sont placés dans des camps. «À Sidi al-Ayachi, sur la côte Atlantique, au sud de Casablanca, des familles de réfugiés sont internées, dans l’attente d’un hypothétique nouveau départ.» Jacques Schiffrin réclame l’aide de ses amis parisiens. André Gide lui trouve asile chez… Jean Denoël, infirmier à l’hôpital militaire de Casablanca et lui envoie de l’argent. La famille n’a plus rien. Malgré ce soutien, ses amis restés en métropole ne le comprennent pas : pourquoi fuir ? Martin du Gard pense que Schiffrin exagère. Gide accuse sa mauvaise santé de lui faire voir tout en noir. Il est curieux de lire aujourd’hui ces lettres de ces deux prix Nobel de littérature complètement aveugles sur le sort réservé à leur ami. Ils ne mesurent pas la gravité de la situation.

Voyage au fond de la cale

Pour l’heure, la préoccupation de Schiffrin est de quitter le Maroc. A Casablanca, une seule agence de voyage semble avoir le monopole des billets. Chaque place coûte 1200 dollars, Schiffrin ne les a tout simplement pas et son visa pour les États-Unis sera bientôt périmé. Grâce à l’intervention d’un éditeur espagnol auprès du consul général d’Espagne à Casablanca, la famille Schiffrin devait embarquer à Cadix, en Espagne. Mais là encore, échec. C’est finalement à Tanger, le 4 août 1941, que la famille embarque pour les États-Unis sur le Ciudad de Sevilla. Pour une capacité de 240 personnes, le bateau à vapeur transporte 561 passagers. Jacques Schiffrin est au fond de la cale avec 400 autres voyageurs de troisième classe.

Quand il arrive après 100 jours de voyages à New-York, c’est un homme métamorphosé par les épreuves qui débarque à New York. Il a près de 50 ans, il est malade des poumons, il ne parle pas anglais et ne trouve pas de travail. Au printemps 1942, il est toujours au chômage. C’est sa femme qui travaille. Il fera comme tant d’autres réfugiés de petits métiers avant de participer à une nouvelle aventure éditoriale qui comme La Pléiade a marqué l’édition, américaine cette fois-ci. Occupé par Pantheon Books et de plus en plus malade, Schiffrin ne reviendra pas en France.

Enrica Sartori

A lire : Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil, Amos Reichman, éd. du Seuil, 288 pages, 22 euros.

extrait
Recevez la newsletter tous les quinze jours